L'Ipaille

Publié le par Amandine

 

Chapitre I

Avait-elle aussi tant changé? Ce fut ma première question quand j'aperçus les contreforts de Timos. Les quelques bergers croisés sur ma route évitaient autant que possible la capitale d’Esabal et ils ne m'en révélèrent pratiquement rien. Malgré les pertes infligées à leurs troupeaux, ils redoutaient moins la proximité des meutes de loups que les vilaines moqueries dont ils étaient si souvent la cible.

Étrangement, apprendre que ces prédateurs étaient toujours aussi nombreux me rassurait. Je me sentais comme un explorateur redécouvrant un point de repère familier après avoir erré des semaines durant dans une forêt immense et beaucoup plus hostile que prédit.

L'apparition des premières tours de défense mit fin à ce court moment de sérénité et me rappelait de rester attentif à tout individu s'approchant de mon attelage. La fatigue s'était rudement accumulée durant le trajet. Aucun paysan ne m'avait proposé le couvert ou porté le moindre intérêt à la marchandise que je m'efforçais d'écouler depuis mon retour au pays. Réflexion faite, j'aurais fait comme eux. En restant impassible au danger que représentaient les loups, je ne faisais qu'accentuer une méfiance inscrite dans leurs gènes depuis des générations.

La route vers Timos ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de Coldore, mon village natal et les paysages vallonnés me rappelaient les longues heures passées à surveiller le troupeau des parents de Tertu, mon ami d’enfance. J’admirais cette modeste famille qui avait eu la chance d’hériter des plus belles terres de la région. Mais peut-on parler de chance quand on doit faire face aux convoitises de riches notables sans scrupule ? Leur pression se ressentait jusqu’aux bancs de l’école et même leurs gamins semblaient avoir été conditionnés pour harceler Tertu. Aucune de ses brutes ne réussit pourtant à l’impressionner et il y avait heureusement des enfants comme moi pour lui prêter main forte. La meilleure défense étant l’attaque, nous ne rations jamais l’occasion de titiller l’orgueil de ceux qui étaient devenus nos meilleurs ennemis. Notre instituteur, Monsieur Potri, nous infligeait de nombreuses punitions pour nos méfaits mais leur légèreté trahissait une inavouable satisfaction. Celle de voir tourner en ridicule les élèves les plus méprisants de sa classe.

Tertu m'impressionnait par sa connaissance de la nature. Quelques extraits de plantes lui suffisaient pour fabriquer une puissante colle idéale pour réparer les porcelaines. Un jour d’été, elle fut appliquée sur les chaises de nos pires adversaires, les frères Melopes.

Nous dépassant chacun d'une demi-tête, personne n’aurait donné cher de notre peau après les immenses éclats de rires provoqués par le déchirement de leurs longues culottes. Heureusement, Monsieur Potri avait empêché de violentes représailles mais son attitude trop indulgente exaspérait la famille Melopes aussi lasse des blagues infligées à leurs rejetons que des multiples refus des parents de Tertu de vendre leurs terres. Ces souvenirs joyeux revenaient nombreux mais celui du jour où les Melopes réussirent à nous faire éjecter de l'école fut beaucoup moins agréable.

Je ruminais souvent les conséquences en chaîne de cette ultime sanction. Par réflexe de protection envers mon pauvre estomac, mes pensées se recentrèrent sur mon souci du moment. J'avais besoin de dormir correctement quelques heures et de retrouver suffisamment de forces avant d'envisager une quelconque incursion au principal marché de Timos.

Le soleil commençait à décliner et donnait à la capitale d'Esabal une allure majestueuse. Ses impressionnants remparts semblaient vouloir s'ériger contre les montagnes avoisinantes comme si ces dernières se préparaient à guerroyer. La réalité était somme toute assez proche de cette métaphore. Des sommets déboulaient régulièrement de lointaines tribus guidées par l'appétit de conquêtes de leurs rois, empereurs, seigneurs de montagnes ou autres maîtres des mers.

Monsieur Potri n'avait pas son pareil pour conter les défenses héroïques des troupes du pays. Il prétendait que la force et l’intelligence de notre armée avaient permis de maintenir la cité inviolée depuis deux cent ans. Depuis l’accession au pouvoir des Ducs pour être précis. Mais mon père qualifiait souvent de propagande les leçons d’histoire apprises à l’école. Selon lui, c’était surtout le pragmatisme des Ducs qui leur avait permis d’éviter les pillages : tantôt alliés à nos puissants voisins, tantôt faisant allégeance aux envahisseurs avec tout ce que cela suppose comme rétribution en nourriture, or et femmes.

Petit garçon, je ne comprenais pas la signification du mot «pragmatisme ». Je reçus mes vingt premiers coups de règles quand je récitai devant la classe la définition apprise de mon père:

« Le pragmatisme, c'est savoir à quel moment on doit être putain ou félon »

J'aimais beaucoup Monsieur Potri, une personne emprise de bons sentiments et ayant à cœur de combattre l'analphabétisme en recrudescence dans le pays. Mais on ne pouvait pas plaisanter sur la famille régnante. Il leur vouait un tel respect que la moindre critique lui était insupportable. Il nous expliquait que les Ducs avaient largement contribué à faire de Timos une riche cité commerçante attirant les derniers peintres et poètes en vogue. Les innombrables églises et expositions en tout genre témoignaient selon lui d’un rayonnement culturel et religieux sans précédent.

Mais mon père jugeait au contraire Timos comme une ville décadente, avide de paillettes et où les inégalités entre les Azoine, Aulot et Enit n’avaient jamais été aussi profondes. Depuis la nuit des temps, les contrées couvrant aujourd’hui le Duché d’Esabal et le Comté de Guimonde avaient vu ces trois communautés alterner des conflits meurtriers et des trêves précaires. Il y a deux siècles, les craintes que ces hostilités ne s’étendent sur tout le Grand Continent avaient poussé les pays frontaliers à intervenir et à s’entendre sur le futur de territoires abîmés par trop de guerres successives.

En créant les états d’Esabal et de Guimonde et en confiant l’autorité suprême à un Duc et un Comte, ils pensaient avoir résolu les conflits séculaires entre les Azoine, les Enit et les Aulot. La mission première des nouveaux souverains était de maintenir la paix et leur origines lointaines devaient garantir une juste répartition du pouvoir et des richesses. Pendant près de huit générations, la paix fut ainsi maintenue mais l’influence grandissante des Azoine sur les Ducs d’Esabal avait fini par mettre à mal ce fragile équilibre. Des rivalités commerciales avec les Aulot de Guimonde achèveront de réveiller une haine meurtrière et c’est finalement une guerre civile sans précédant que subirent le Duché et le Comté pendant quatre longues années.

La trêve signée il y a quelques mois avait certes permis de stopper l’exode des Aulot et des Enit vers la Guimonde mais leurs frustrations par rapport à la domination outrancière des Azoine restaient extrêmement vives sur les terres d’Esabal. Depuis mon retour d’exil, c’était au milieu d’une véritable poudrière que j’avais l’impression de circuler et pour ne rien arranger, il y avait aussi cette maudite créature capable à tout moment de rallumer l’étincelle fatale.

Me sentant vaciller sur ma banquette, il fallut que je me redresse brutalement pour ne pas perdre l’équilibre. Ma concentration faiblissait dangereusement et il était plus que temps de trouver une solution pour la nuit. Il me restait une chance à tenter même si je n'y aurais pas misé une seule des fioles remplissant mon chariot. Achille Bagdouil était sans doute le plus farouche des paysans Enit. Mais il me connaîssait me disais-je tout en me demandant si je ne devais pas considérer cette réalité comme un écueil supplémentaire. Petit enfant teigneux et bagarreur, j’avais ouï-dire qu’il avait repris la demeure familiale à la mort de ses parents. Comme la plupart de mes autres condisciples, je ne l'avait pas revu depuis plus de vingt ans.

En m'approchant de la lisière de la forêt, je reconnus le chemin conduisant à sa chaumière. Il était étonnamment bien aménagé si bien que mes deux chevaux purent l'emprunter sans trop de difficulté. Après quelques centaines de mètres de légère montée à travers bois, j'arrivai devant la propriété de mon ancien compagnon de classe. Plutôt coquette vue de l'extérieur, cette petite maison était restée à l'identique comme si je me retrouvais là avec mon père la première fois où il rendit visite aux parents d'Achille. J’étais soulagé de retrouver un endroit connu et d’apparence inchangé.

Ma mélancolie naissante fut brisée net par un énorme cri:

― Qui va là ?!

― Bonsoir Achille, je suis Ellimac, le fils de Ludivic Masso. Je suis de passage dans la région et je viens demander le gîte pour la nuit.

― Je ne donne le gîte à personne. Allez-vous-en !

La voix forte et tremblante était entrecoupée par des aboiements incessants. Vu le niveau de décibels produits, les chiens devaient être énormes et je m’inquiétais de la nervosité de mes chevaux. Prudence et calme donc, aucune manœuvre ne me permettrait de repartir rapidement et ce n'était vraiment pas l'endroit pour que mes plus fidèles compagnons s'emballent. Et puis, point positif de l'accueil local, j’étais au-moins assuré que l'endroit répondrait parfaitement à tous mes critères de sécurité.

― Achille, c'est moi, Ellimac Masso. Nos parents se sont battus ensemble contre les Azoine. Tu te souviens ?

― Les Masso n'étaient pas des battants. Juste des intellos prétentieux ayant lâchement déguerpi quand leurs malversations furent découvertes !

Là, pour sûr, mon interlocuteur cherchait d'emblée la provocation. Ma famille n'avait commis aucun acte malhonnête et il savait pertinemment pourquoi elle avait dû fuir. Mais il avait des comptes à régler avec moi et ça, je m'y attendais un peu. J’allais devoir la jouer fine car plutôt qu'un lit, il n'avait pour l’instant que de la rancœur à m'offrir. Peu reposant comme perspective.

― Allons Achille, toi et moi étions bons amis à l'école. Tu ne peux pas avoir oublié ton coéquipier de l'aigleton.

L'aigleton était LE jeu de ballon qui passionnait dans tout le pays. Quelques fortunes éphémères et surtout de nombreuses dettes éternelles étaient nées des paris aussi excessifs que les primes accordées aux vainqueurs.

Par rapport aux autres compétitions utilisant un ballon en cuir et visant à marquer le maximum de buts, l’aigleton se distinguait par une violence et une tactique rappelant parfois des scènes de guerre. Pour remporter la victoire, presque tous les coups étaient permis y compris l’utilisation d’armes à la seule condition qu’elles soient fabriquées en cours de partie à partir de branchages ou de buissons trouvés sur le terrain. Les meilleures équipes faisaient souvent preuve d’une imagination sans limite pour bricoler des objets destinés à malmener l’adversaire et l'arbitre devait constamment veiller à contrôler les ardeurs des plus survoltés.

Notre équipe était une des meilleures de sa région et la base de son succès était sans nul doute son armement à base de ronces. Tertu était capable de dégager les épines sur une surface suffisante pour que nous puissions empoigner fermement ce barbelé naturel sans risquer de nous entailler les mains.

Malheureusement, l'évocation de l'aigleton n'eut pas l'effet escompté.

― Ah oui je me souviens, grommela Achille d'une voix emprise d'une forte rancoeur. Par manque de temps, la troisième ronce n'était presque jamais correctement dégagée. J’en héritais à chaque fois et cela m'obligeait à la tenir par le bout des doigts. Toi et Tertu passiez pour des terreurs alors que moi, les gens riaient à me voir tenter de fouetter mon adversaire comme une fillette !

J’ai aussitôt regretté d'avoir rappelé nos compétitions de jeunesse. Mais il allait sûrement devenir plus positif après le rappel de nos nombreuses victoires.

― Oui, sans doute que certaines tiges n'étaient pas toujours suffisamment décortiquées mais cela n'a pas empêché notre équipe, les « Roncivores », de remporter le championnat des écoles de Saint-Vincent. Quel moment de gloire pour nous trois !

― Je me souviens surtout que tu es reparti avec Loane ce soir là. Tu as toujours eu l'art d'impressionner les filles en sachant comment te mettre en avant. Le jour de la finale, si tu n'avais pas échangé nos ronces, c'est moi qui aurais sorti nos adversaires des limites du terrain et c'est moi que Loane aurait choisi.

Aie. Me voilà de plus en plus mal embarqué. Lui répondre que je voyais déjà Loane bien avant cette fameuse finale n'était sans doute pas une bonne idée. Qu'elle le trouvait de toute manière trop bouffi n'était pas non-plus le message le plus opportun. Mieux vallait ne plus me tromper car je pressentais que les molosses allaient être lâchés dès l'évocation d'un autre souvenir vécu différemment. Je décidai donc d'une toute autre stratégie.

― Tu as raison Achille. N'ayant pas ta force, il fallait bien que je me débrouille autrement pour capter l'attention. Je regrette pour les ronces, je crois que j'étais jaloux.

― Toi ? Jaloux ? Mais pourquoi ?

Achille avait toujours eu un complexe d'infériorité par rapport à ses deux amis. Tertu dégageait à la fois le charisme, le cran et une noblesse d'âme qui étonnaient de la part d'un adolescent si mal fagoté. Malgré son pantalon troué et les tâches de son unique chemise jaune, il aurait fait figure de compagnon idéal s'il n'avait pas été aussi taiseux.

Moi, mon physique de gringalet était compensé par un bagout inégalé: une victoire de l'instinct de survie dans ce monde impitoyable de brutes en herbe. Non seulement mon sens de l'à-propos m'avait permis de jouir du protectorat de Tertu et d'Achille mais j'avais aussi appris à composer les phrases qui percutaient la gente féminine.

Dans mes premières tentatives de séduction, je m’étais pourtant montré bien maladroit et mes échecs fracassants suscitèrent les moqueries acerbes des frères Melopes beaucoup plus au fait des codes de conduite de la frivolité juvénile.

Loane ne fut pas mon premier amour mais la première demoiselle me révélant que j'avais une « jolie frimousse ». J'ai envers cette fine blonde une reconnaissance immense de m'avoir dit ce minuscule bout de phrase et je suis intimement persuadé qu’il a largement influencé mon parcours amoureux. Sans ce genre de compliment, je n’aurais jamais oser inviter la gente féminine à découvrir ma cabane perchée dans les hauts arbres de la forêt de Coldore.

Qui sait me dis-je en regardant un colosse s'approcher lentement de ma carriole. Peut-être serais-je demeuré si peu confiant à la vue d'une femme que j'en serais encore aujourd'hui puceau. En découvrant sa mine bouffie et tannée par le soleil, je me demandais si Achille l'était encore ou si j'allais bientôt découvrir sa dulcinée dans la maison familiale. Mais avant d’enquêter sur la situation sentimentale de mon vieux copain d'école, il était temps pour moi d'improviser une réponse évasive à sa question. Il maintenait ses deux monstres noirs par leur collier et je craignais qu’il ne soit tenté de relâcher sa poigne.

― J'aurais dû te demander de m'aider mais à l'époque, j'avais trop honte. J'ai préféré faire le malin même si mon rêve était de te ressembler.

Impact ! Perturbé par cet aveu tardif, Achille fit taire ses chiens. Mais pourquoi avais-je besoin de son aide ? J'ai trente secondes pour m'en rappeler.

― Pourquoi avais-tu besoin de mon aide ? Et pourquoi ne m'as tu rien demandé ?

Correction : j'ai dix secondes pour m'en rappeler.

― Euh.... tu sais, c'est gênant de revenir sur ce sujet alors qu'on ne s'est plus vu depuis tant d'années. Ne pourrais-tu pas d'abord me servir à boire, lui demandais-je en pointant les trois grands tonneaux disposés le long du mur de sa chaumière. Tu produis cette cervoise toi-même ? A cette bonne odeur arrivant jusqu'à moi, aucun doute qu'elle serait parfaite pour rafraîchir mon gosier aussi sec que le cœur d’un Melopes !

Inconsciemment, j'avais décidé de la jouer comme un capitaine de cavalerie opérant un léger repli tactique après une percée décisive.

― Tu es bien le seul à vouloir en boire dans cette contrée, répondit-il indifférent au compliment que je venais de lui faire. Descend de ton chariot et accroche tes chevaux à la clôture du poulailler. Je vais nous préparer deux godets.

Achille s'éloigna quelques instants le temps d'attacher la laisse des deux chiens à un vieux sapin isolé de ses congénères de la forêt toute proche.

Construite en briques d'argile et recouverte d'un toit de chaume, sa maison avait fière allure comme la plupart des habitations de la campagne de Timos.

Qu’ils soient Enit ou Aulot, les paysans d'Esabal ont cette persévérance à bâtir leurs biens de leurs mains et à les entretenir avec le plus grand soin. Rares sont les dégâts des fréquents orages restant longtemps sans réparation et il serait tout aussi inconcevable de ne pas brûler chaque semaine les déchets produits sur ses terres.

A mon grand étonnement, Achille semblait également suivre minutieusement ces usages et je m'en rendis encore mieux compte en franchissant le seuil de la porte d'entrée. Le sol en terre battue était impeccablement brossé. Une grande table en chêne semblait avoir été fabriquée par un ébéniste aussi talentueux que torturé : des vipères ceinturaient et étranglaient d'étranges animaux accrochés à chaque pied. La finesse et la richesse des détails sculptés dans le bois brut étaient telles que je vérifiai machinalement la présence d'une quelconque créature avant de m'asseoir sur une des chaises parfaitement assorties. Les multiples bestioles peu sympathiques me mettaient mal à l'aise et je fus convaincu que c'était le but recherché par le propriétaire des lieux. Une cheminée en pierre noire, deux hautes armoires et quelques tableaux complétaient la décoration de cette grande pièce coquette et contrastée.

Rien à redire, Achille avait bien hérité de l'attachement des Enit à leur patrimoine. Je distinguais également trois autres pièces derrière les portes entrouvertes: la cuisine, la salle d'eau et ce qui devait probablement être une chambre. Mais mises à part la propreté parfaite de l'endroit et la délicatesse des paysages représentés sur deux grands tableaux, aucun signe d’une présence féminine. Je prétexterai un besoin de me rafraîchir pour inspecter la maison à la recherche d’indices attestant l'existence de l'hypothétique femme éprise d'Achille. Pas question de lui poser la question de front, il risquerait de me défoncer la mâchoire prétextant que je suis la cause de son célibat éternel.

Achille sortit de la cuisine avec deux grands verres remplis de sa fameuse cervoise. Son visage s'était maintenant transformé: œil jovial et sourire jusqu'aux oreilles, il semblait heureux de retrouver un complice venant de lui avouer sa profonde admiration.

― Dans la fraîcheur de la cave, elle conserve tous ses arômes. C'est un des secrets de la meilleure cervoise du pays ! affirma-il fièrement.

J'étais heureux qu'Achille n'ait rien perdu de son affectueuse prétention. Je le trouvais beau quand il mettait en avant son talent d'artisan. Fils de paysan, il avait eu l'intelligence de diversifier les activités familiales en exploitant le petit bois dont il avait la propriété ainsi que l'argile de la carrière voisine. Il me raconta avec passion comment son bois et ses briques avaient été sélectionnés pour construire les récentes maisons bourgeoises de Timos. Jusqu’il y a deux ans, la culture du froment restait cependant sa principale activité et il me révéla tous les secrets de la qualité constante de ses récoltes pourtant rudement soumises aux caprices du climat.

  • Mais ce beau succès eut été d'une autre ampleur avec de meilleurs talents de négociateur. A sa décharge, les autorités imposaient que la production agricole soit vendue à des grossistes agréés qui n’étaient en réalité que d’impitoyables marchands abusant de leur monopole.

  • En ayant assez des marges de plus en plus minimes qui lui étaient imposées, il décida de tenter sa chance dans la fabrication de cervoise. Disposant déjà des céréales nécessaires, il lui manquait le miel et il décida alors d’investir toutes ses économies dans des ruches. Décidément doué, il réussit au bout d’un an à produire un excellent cru qu'il vendit dans les marchés de la capitale. Le démarrage fut lent mais les ventes augmentaient de semaine en semaine. Le premier vrai succès commercial d'Achille était en train de se dessiner avant les événements d’un bien triste mercredi.

― Je me souviendrai encore longtemps de cette journée, dit-il le visage soudainement assombri. J'avais travaillé d’arrache-pied une semaine entière car j'avais de plus en plus de mal à répondre à la demande. Mon chariot était plein à craquer et mes deux bourrins eurent beaucoup de mérite à acheminer mes quinze tonneaux jusqu'au marché.

― Quinze tonneaux ? C’est énorme! Comment arrivais-tu à écouler un tel volume?

― D'habitude, mon échoppe n'était pas encore installée que déjà les gens se pressaient pour que leurs bouteilles et barriques soient remplies à ras-bord. Mais ce jour là, aucune personne n'attendait que je finisse de m'installer. Je me suis d'abord demandé si une fête ou une épidémie n'avaient pas cloué toute la population au lit.

― J'en ai connu des gueules de bois dans cette ville ! J'imagine bien les places désertes au petit matin après les fêtes des Ducs. Surtout si les cafetiers du centre-ville servent toujours leur même bibine !

― Non, c'est une façon de parler, me rétorqua-t-il sèchement. La foule était bien présente. Mais contrairement aux semaines précédentes, les citadins ne s’arrêtaient pas devant mon échoppe et certains me dévisageaient comme si j'étais un brigand.

― Étrange pour un marchand aussi connu que toi.

― Tu sais que je n'ai jamais été un grand sociable. Je ne connaissais même pas le nom de mes clients. Mais après deux heures sans la moindre vente, il fallait que je comprenne et j’ai alors commencé à interpeller les passants que je reconnaissais. Tous ont feint de m’ignorer sauf un de mes clients les plus réguliers.

Achille marqua un temps d’arrêt que je décidai aussitôt d’écourter.

― Que diable t’a-t-il dit ?

― « N'essayez plus de me fourguer votre infect breuvage, Vous voulez me rendre malade ? ». Voilà mot pour mot ce qu’il m’a dit. Imagines-tu ce que j'ai ressenti ?

J'acquiesçai de la tête en imaginant le client écharpé par Achille. A ma grande surprise, il se contenta pourtant de lui répondre poliment.

― Je lui ai expliqué que j'accordais la plus grande attention à la qualité de mes produits. J'ai même essayé de lui décrire la cave creusée de mes mains pour conserver la cervoise dans les meilleures conditions mais pas moyen de discuter face à des critiques aussi insensées!

― Que te reprochait-il exactement ?

― Quand je lui ai posé la question, il me lança:

« Arrêtez de m'embobiner ! Tout est écrit sur le mur de l’hôtel communal. Il y a des saloperies dans votre cervoise et vous vous obstinez à la vendre. C'est criminel ! ».

― Mon pauvre ami. Je commence à comprendre, répondis-je dépité.

― Cela faisait déjà plusieurs mois que d’étranges inscriptions apparaissaient un peu partout en ville. La plupart directement gravées sur des panneaux en bois normalement réservés aux annonces officielles.

― L’Ipaille est donc de retour, concluais-je la gorge nouée.

Le mince espoir de ne plus jamais avoir à citer ce nom venait brutalement de s’écrouler.

― Oui. Je venais de réaliser qu’il s’en était pris à moi et je courus aussi vite que je pus pour découvrir ce qu’il avait écrit.

Dans son récit, Achille n'avait toujours pas mentionné la moindre empoignade. Avait-il autant mûri en seulement vingt ans ou omettait-il volontairement certains détails?

Visiblement embarrassé, Achille me révéla le contenu de ces fameuses inscriptions.

« Des bactéries mortelles ont été détectées dans les cervoises Bagdouil. Évitez d'en consommer jusqu'à nouvel ordre »

― Pourquoi moi ? Il ne s'en était pas encore pris aux artisans, enragea Achille avec une telle insistance qu'il s'en cognait plusieurs fois le poing sur le front. Jamais un de mes clients ne fut malade et jamais un contrôle des autorités n'a révélé le moindre problème !

― Tu es loin d'être le premier. S'il s'était acharné, à l'heure où je te parle, tu serais en prison pour tentative d'empoisonnement. Je sais de quoi je parle. Lors de mon exil en Guimonde, l’Ipaille a compromis un boulanger réputé en révélant qu'il utilisait de la farine d'Esabal.

L'accusation était extrêmement grave : depuis que les contentieux avaient dégénéré en conflit armé, faire du commerce entre les deux pays était puni de la peine de mort.

― Et que lui est-il arrivé ?

― J'ai quitté la Guimonde avant le verdict du tribunal. Mais je crains le pire pour ce pauvre commerçant, même si les preuves de son négoce illicite semblaient particulièrement minces.

― Tu as raison Ellimac. Il aurait pu me faire beaucoup plus de tort. D'ailleurs, nous sommes tous les deux biens placés pour le savoir.

Les mois qui suivirent cet événement furent extrêmement difficiles pour Achille. Encore fortement endetté, il faillit devoir revendre ses ruches et ses terres mais c’était sans compter sur son meilleur atout, la persévérance. Il me narra ainsi ses interminables trajets vers d'autres villes où sa réputation était encore préservée.

― Peu à peu, les affaires reprennent même si cela m'oblige souvent à prendre la route en pleine nuit pour arriver à temps aux marchés. Mais mes retards de créances sont presque comblés, ajouta-t-il hardiment.

― Tu peux être fier de toi !

― Je le suis ! Depuis quelques semaines, il n'est pas rare que ma marchandise soit entièrement vendue avant la fin du marché!

Impressionné par sa ténacité, je lui tendis alors mon verre.

― Tu as donc fini par réaliser ton projet et te voilà devenu artisan brasseur ! Félicitations !

Bien que nos godets se cognèrent virilement, je perçus un malaise.

― Et bien Achille? Tu as l'air si soucieux alors que tes affaires reprennent. Que se passe-t-il ?

― A chaque fois que je me rends dans un village, je me demande à quelles rumeurs je serai confronté. Chaque semaine, des artisans sont injustement pointés du doigt et chaque semaine, d'autres reçoivent des louanges inattendues.

― Bah, les rumeurs aiment papillonner et tu as déjà eu ton tour. Tu ne dois pas t'en faire.

― Peut-être mais si demain, il prétend que ma cervoise rend sourd, c'en sera fini de mon artisanat et de ma liberté. Je suis exténué par le travail et pourtant, je ne trouve que de plus en plus difficilement le sommeil.

― Tu as raison, excuse-moi. Je sais au combien il est difficile de s'affranchir de son influence.

Le ton de ma voix devait imprimer une forte mélancolie.

― On m'a raconté tes déboires avant que tu ne quittes la région. Et je n’ai pas oublié que tu as été le premier à tenter de nous avertir.

Il y avait à la fois de la compassion et de la rage dans ce qu'Achille exprimait.

― Il est temps d'aller dormir poursuivit-il. Va t'installer dans la petite annexe à côté du puits. Le confort est sommaire mais tu y trouveras un bon lit, des draps et une bassine.

― Tu ne me demandes même pas de t'expliquer pourquoi j'avais besoin de toi à l'école.

― Pour t'entendre me déblatérer de nouvelles âneries ? On ne s'est peut-être plus vu depuis vingt ans mais je sais encore déceler quand tu flattes ton monde pour obtenir ce que tu veux. En prétextant une grande soif malgré une gourde pleine accrochée à ta ceinture, tu as simplement voulu gagner du temps. Heureusement pour toi, j'avais déjà rentré les chiens quand je m'en suis aperçu.

Terriblement gêné, je ne trouvais rien à répondre. Ce fut sans doute la première fois que la verve d'Achille me clouait le bec à ce point. Pourtant, il n'en avait pas encore fini avec moi :

― Autrefois, tu étais plus rapide pour inventer tes fables !

― Achille, je...

― Va dormir te dis-je ! Avec cet air d'épouvantail déterré, tu ne vendras rien demain.

En sortant, j'inspectai instinctivement la porte d'entrée et je fus surpris de ne pas trouver la moindre entaille. Achille s’en rendit compte et intervint sèchement.

― J'ai remplacé l'ancienne porte il y a deux semaines. Cela répond-il à tes interrogations ?

― Oui. Bonne nuit.

J'avais baissé les yeux pour éviter de croiser son regard et j'étais soulagé de refermer la porte pour clôturer le sujet.

Je n'avais plus assez d'énergie pour remonter de l'eau du puits. Je me rafraîchirai demain, concluais-je. Ce fut ma dernière décision avant d'arriver dans cette petite annexe spartiate mais sans la moindre poussière apparente. A se demander s'il n’attendait pas un invité. Quoi qu'il en soit, le lit ferme et la protection des deux molosses eurent raison de mes angoisses du moment. Mes démons étaient vaincus, au-moins le temps d'une nuit.

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